Discussion :
- A. Berque : Je voudrais poser une question sur la problématique
de la relation entre la campagne et la nature. On a tendance à assimiler la
nature à la campagne, parce que fondamentalement, c'est les villes qui écrivent
et à partir de la ville l'autre terme est la campagne et la nature. Mais dans
cette assimilation, cette naturalisation de la campagne, où va le travail
des paysans ? Nous sommes en quête de la nature en la cherchant à la campagne.
- N. Mathieu : Cette question fait partie de mon analyse : j'ai montré
qu'on a d'abord pensé la campagne à travers la production de ressources. Pour
moi c'est très important de distinguer la sphère dans laquelle on fait l'analyse
de quelque chose, ce qu'on appelle regard urbain, regard rural, dans quelle
sphère on est ? Si on est dans la sphère politique, dans la sphère scientifique,
dans la sphère de l'habitant, parce qu'il y a aussi des malentendu à travers
l'idée de domination : qui domine qui ? Aujourd'hui, il faut qu'on réintroduise
une vision/description matérielle de ce qu'est la campagne et de ce qu'est
la ville. A la fois, il ne faut pas forclore le travail des paysans ni le
fait qu'ils participent à la pollution des eaux et du sol. Justement cette
vision paysagère masque la réalité de leur relation à la nature. Réciproquement
il ne faut pas voir la ville que sous l'aspect de son milieu physique parce
qu'elle est aussi naturelle. Finalement, le concept de nature, plus que celui
de paysage, est probablement dans notre démarche conceptuelle un concept sur
lequel il faut revenir et sur la relation qui existe entre la représentation
et la pratique.
- B. Marchand : Je voudrais répondre à Robic. D'abord, il ne faut
pas oublier un demi-siècle de géographie qui a été ruraliste. Deuxièmement,
Gravier est très important et a eu un rôle politique capital. Il n'a jamais
été analysé que par une sociologue ! Le troisième point, c'est que dans tous
les grandes thèses françaises de géographie, hormis celle de Merlin, celle
de Labasse et celle de Bastié, la ville est présentée comme d'un point de
vue Christallérien, comme une sorte de nœud qui devrait nourrir sa région
et qui ne vit que de son hinterland immédiat. La grande ville vit au contraire
dans des réseaux mondiaux.
- M-C. Robic : Ma posture ne consiste pas à dire positif ou négatif. J'essaye plutôt de déconstruire des imaginaires
qui sont notamment les imaginaires disciplinaires qui me paraissent extraordinairement figés. L'un des travaux que
je voudrais mener consiste justement de retrouver les strates générationnelles qui construisent et reconstruisent
les représentations d'une discipline. C'est facile à dire que les géographes n'aiment pas la ville, la question
est plus subtile. Ce que je trouve intéressant, c'est que le terme géographie urbaine existe dans les années
1910-1920, ce qui prouve un certain intérêt : les géographes sont relativement ruralistes entre deux guerres
et valorisent le folklore.
- N. Mathieu : Je pense qu'il ne faut pas s'arrêter à l'idée que Gravier
a eu de l'importance. Comment peut-on passer méthodologiquement de l'idée
à l'effet qu'il a eu ? Moi, si je me mets dans la cercle de l'aménagement
du territoire tout de suite après la deuxième guerre, je m'aperçois que Gravier
est beaucoup plus considéré comme l'auteur de Paris et le désert français.
On se sert de ces images pour faire quelque chose qui n'est pas forcément
en rapport, une méta-représentation de la représentation. C'est pour ça que
je pense que c'est très important d'aller quand même au fond de cette histoire
de représentation parce que sinon, on va faire comme tout le monde, on va
passer de la méta-représentation à la traduction d'une représentation qui
est considérée comme générale et ayant de l'effet.
- B. Marchand : Oui, le problème n'est pas Gravier, mais pourquoi a-t-il eu tant de succès pendant tant
de temps ?
- E. Heurgon : Je voudrais discuter la présentation de N. Mathieu.
Je ne sais pas pourquoi elle me regarde chaque fois qu'elle parle de l'administration…
J'aurais bien aimé écouter ce qu'elle a à dire sur la société civile, car
je trouve intéressante la question du vécu et de l'individu à coté de la représentation
des scientifiques et la représentation des politiques. J'ai travaillé toute
ma vie sur la ville et je découvre qu'on peut réfléchir à d'autres pratiques
de territoire qui ne sont pas forcement le rural. Vous avez parlé de la campagne
nourricière, de la campagne comme paysage et de la campagne milieu de vie
et comme on voudrait la vivre aujourd'hui, c'est-à-dire qu'on est mobile.
Aujourd'hui, on pense la mobilité et le mouvement dans ses composantes beaucoup
plus dialectiques, sensibles, particulières. Mais finalement, avec cet art
de vivre en mouvement, on est alternativement dans des lieux où on peut à
la fois travailler, voir ses amis, se détendre, etc.
- N. Mathieu : C'est difficile à répondre à une question aussi critique.
L'articulation que j'établis dans la dernière partie de mon exposé, l'articulation
de cette nouvelle idéologie de la ville durable de notre époque fait surgir
de nouveaux concepts où il y aura encore une fois cette confrontation urbain/campagne,
mais d'une autre façon. Si je me mets à la place des habitants, je dirais
que j'habite plusieurs lieux successivement dans le temps. Il y a des lieux
premiers … Un milieu urbain a de la nature dedans et puis il est fortement
artificiel et l'habitant pourrait avoir envie d'avoir la ville ou la campagne
ou la ville et la campagne. Cela va nous obliger à modifier notre façon. Quelle
place ont les représentations dans notre imaginaire ?
- N. Kerdoud : Quelle serait la relation entre la ville et la campagne dans le paradigme du
développement durable ?
- N. Mathieu : Il faut remplacer " ville à aimer " avec " milieu de vie à aimer " parce que c'est quelque chose
qui ne touche pas que les villes. Vivre dans la campagne n'est pas aussi idyllique que cela. La manière dont
on combine la question écologique, sociale, etc. est encore en construction. La mise en distance de ces
représentations reste quelque chose d'important. Ce qui est important est d'aller vers ce qui rend des milieux
de vie aimables, des lieux qui soient le plus possible proches de ce qu'est une maison bien habitée. Ca peut
être en campagne ou en ville : un de mes étudiants a étudié le plaisir des voyageurs dans la gare de RER du
Châtelet parce que la gare est une des maisons de l'homme.
- Y. Egal : On a parlé de Gravier : il a vendu son livre et puis il en a écrit d'autres. Il est ensuite devenu
une mascotte du Sénat. En 1991, on s'aperçoit que les paysans ne sont plus les mêmes. La campagne est dénigrée,
tout qu'on reproche à la ville se trouve dans la campagne, ce qui a détruit l'idéal des urbaphobes. D'où un
autre idéal, la ville durable et l'idée de l'agriculture biologique.
- N. Mathieu : C'est important de ne pas confondre ville=progrès, campagne=archaïsme et réciproquement.
- M-C. Robic : Cela participe à l'association de la ville à l'artifice, à l'ordinateur, à la technique …
C'est une constante qui est extrêmement forte dans cette dévalorisation de la ville et la valorisation
fantasmatique de la campagne comme lieu de non-travail.
- A. Berque : Quand tu dis anti-technique, c'est anti-travail …
- M-C. Robic : Ce n'est pas seulement techno, il y a la technique dans laquelle intervient le travail.
C'est le passage de la campagne à quelque chose qui devient la nature vue comme un espace de non-travail
justement. Tout que vous venez de dire, c'est de la valorisation hédonique du monde qui est rendue possible
par une certaine ubiquité qui est la nouveauté de fait.