Discussion :
- L. Reynaud : Ce que je voulais mettre en lumière tient en quatre points : tout d'abord le champ
lexical de l'opposition, du combat, de la finitude et de la mort. George parle de l'holocauste, Le Lannou
de la mort du quartier, la mort de la rue, la mort du dimanche : tout ce champs lexical mortifère qu'on a
déjà évoqué. Second point, il y avait une inquiétude claire face à l'étalement, l'éclatement urbain ; cela
peut être un pont intéressant avec ce que Reclus a exprimé comme inquiétude ; l'éclatement urbain avec
l'augmentation de temps de transport et la ségrégation spatiale entre zone de résidence, zone de production,
zone de consommation. Cette ségrégation spatiale peut entraîner une organisation socio-spatiale inégalitaire
comme le redoutait Reclus. Troisième point, la nostalgie : on aime moins la ville parce qu'on n'aime pas
son évolution. Le dernier point concerne l'utilisation de la métaphore organique pour décrire la ville :
la ville doit rester saine comme un corps sain et il ne doit pas y avoir des déséquilibres entre un cerveau
et un tête trop importante, etc.
- B. Marchand : Je suis étonné que Reclus ne manifeste pas son désir
anarchiste d'organiser la société en communes : la légitimité est dans le
peuple, donc dans la commune. Elle diminue à l'échelle régionale, et l'Etat,
est-il vraiment légitime ? De ce point de vue, les villes, les communes forment
la base de la démocratie. Par rapport à Le Lannou, ce qui me frappe et qui
est la base de l'urbaphobie, c'est le refus du changement. Chez George, qui
m'intéresse beaucoup, c'est lorsque la très grande ville est présentée comme
un danger pour la démocratie. On touche un problème qui n'a pas été évoqué
jusque ici, l'opposition de la ville à l'Etat. Une grande ville ne peut pas
exister librement avec un Etat absolu. L'Etat n'admet pas la grande ville
: il en a besoin et il en a peur, d'où le désir de la fragmenter.
- M. Gravari-Barbas : J'avoue que je doute du tableau que je viens de présenter. Je l'ai élaboré à travers les
textes des intervenants, mais j'ai beaucoup de points d'interrogation.
- M-F. Robic : Je voudrais commenter sur Reclus. Je trouve intéressant
son article car il ne reste pas sur une position affective ou idéologique.
Contrairement à la plupart des anarchistes, il n'est pas favorable à de petites
communautés. Il n'est pas opposé à la grande ville : il discute beaucoup de
Londres. Reclus, comme géographe, propose de voir dans la grande ville un
espace favorable à l'épanouissement humain. Cet épanouissement passe pour
lui par l'exaltation de l'individu, de l'ego de la personne, par la nature,
mais aussi par l'existence d'un espace public. Au delà du fait qu'il est anarchiste,
ce qu'il propose est une analyse géographique de ce que serait cette ville
idéale et cette analyse consiste à organiser l'espace d'une certaine façon.
Il s'appuie sur Londres en montrant qu'avec la rétraction de l'espace/temps,
on peut imaginer une organisation de l'espace centre/périphérie qui accorde
au centre cette qualité d'espace public, espace de rencontre, de débat et
qu'il accorde à la périphérie le rôle d'exaltation de l'individu dans la petite
maison, dans le contact avec la nature, dans l'isolement, etc.
- Y. Egal : Vous avez insisté sur la nostalgie. Je me demande si les chercheurs ne sont pas pessimistes, contrairement
aux ingénieurs qui ont la volonté d'améliorer. Quand vous regardez l'histoire, tous les problèmes ont été résolus.
On ne dit plus par exemple que la ville est sale...
- R. Prud'homme : Ce qui me frappe chez ces géographes, c'est le caractère trop littéraire de leur analyse,
qui repose sur la métaphore, les valeurs morales, en absence totale de mesures et de chiffres. Les gens parlent
sur les réalités, mais le seul chiffre qui est cité porte sur l'allongement des temps de déplacement et c'est faux,
car il reste constant depuis les années 1945.
- L. Reynaud : Il n'est pas chiffré.
- R. Prud'homme : C'est encore pire, car on est dans les choses mesurables. J'insiste sur ce caractère littéraire,
car la science commence avec les mesures. Evidemment, cette attitude à l'égard de la réalité engendre naturellement
des mythes et des jugements de valeur. Ce sont des sentiments personnels et ils ont une influence directe sur le
jugement.
- M. Gravari-Barbas : C'est qui est intéressant, c'est que pour Le Lannou, cette position nostalgique est revendiquée,
ce n'est pas une interprétation : il revendique le fait qu'il est nostalgique.
- M-F. Robic : La posture de Reclus est complètement opposée. Il est de ceux qui analysent les avenirs possibles
des grandes agglomérations.
- B. Marchand : Je voudrais répondre à R. Prud'homme. Il me semble
qu'il y a de grands manques dans le travail de Reclus, de Le Lannou et de
George. J'en citerai seulement trois. D'abord, la question politique, le rapport
de l'Etat et de la grande ville : Reclus n'en parle pas beaucoup, les autres
l'ont complément oubliée. Le deuxième point concerne la question économique
et fiscale : que produit une grande ville, quelle est sa productivité, qui
paye quoi à qui, combien et pourquoi ? Le troisième point, c'est le point
de vue anthropologique : le grand problème de l'acculturation à la suite des
migrations, de l'exode rural, la passage de l'holisme à l'individualisme,
de la communauté à la société.
- R. Prud'homme : Sur la fiscalité, George n'a pas travaille du tout !
- N. Mathieu : Tout dépend de ce qu'on voudrait démontrer. La difficulté de faire une intersection entre ses propres
questions et la question qui est posée est finalement un problème. Les urbaphobes sont-ils plus économistes ou les
urbaphiles sont-ils plus économistes ? Comment définir l'urbaphobie ? L'urbaphobie est finalement quelque chose
de complétement imaginaire et ne repose pas sur une analyse …
- B. Marchand : J'ai écrit un livre (Les ennemis de Paris) qui répond à votre question et qui doit être publié aux
Presses Universitaires de Rennes en 2009.
- N. Mathieu : Je trouve que la plus grande difficulté qu'on a est d'établir un regard compréhensif sur soi-même,
d'établir une distance sur soi-même et de comprendre les idéologies qui influencent notre production
scientifique.
- M. Gravari-Barbas : Comment, à partir de ces textes, peut-on tirer des conclusions qui nous amènent vers d'autres
terrains ? Fait-on une lecture verticale ou horizontale dans le temps?
- Ph. Genestier : Je me demande si ça ne serait pas bien d'être plus fin dans la catégorisation. Plutôt que d'essayer
de voir si telle et telle corporation est urbaphile ou urbaphobe, est-ce que ce ne serait pas plus intéressant
de voir chez chacune quelle est la bonne ou mauvaise ville, quels sont les stéréotypes de la bonne et de la mauvaise
campagne, et de voir comment ces stéréotypes du bon et du mauvais, en outre, sont des façons plus ou moins organisées,
métaphoriques, pour parler d'un certain nombre de débats à la fois idéologiques, anthropologiques sur le rapport
entre l'ordre et désordre, entre la liberté et l'appartenance, entre la technique et la nature, entre l'individu
et le collectif, etc. On gagnerait à décliner plutôt que mettre des étiquettes sur des courants et des
individus.
- J. Salomon : On cherche à définir " l'urbaphobie " en déclinant ce qui ne va pas dans la ville. Pour le faire,
il va falloir définir le contexte d'un pays à l'autre et dans le temps. On s'intéresse en même temps au contexte
de cette dénonciation. Le contexte qui donne lieu à l'urbaphobie, son influence, l'utilisation de cette
idéologie, etc.
- Y. Egal : Ce n'est pas simple. La gauche était urbaphile parce que la ville était la ville des ouvriers qui
votaient à gauche. La droite était urbaphobe car les paysans votaient à droite. Il y a eu un changement radical
dans cette approche. Aujourd'hui, c'est une nouvelle droite, qui n'est pas conservatrice, qui est urbaphile et
une nouvelle gauche qui devient de plus en plus anti-progressiste et urbaphobe. Il y a un lien entre le libéralisme
et l'urbaphilie et entre le conservatisme et l'urbaphobie.
- Ph. Genestier : Si on oppose d'un coté les libéraux, c'est-à-dire la haine de ce qui entrave les individus,
aux conservateurs, c'est-à-dire à la haine du changement et les progressistes avec leur haine de l'inégalité,
on a déjà trois pôles. En gros, l'urbaphilie est plutôt portée par les libéraux au sens philosophique du terme.
Et puis, on a des associations, parfois des complicités, parfois des oppositions … Il me semble que chez
les conservateurs comme chez les progressistes, il peut y avoir ou non lutte contre la ville qui dissout
les liens, qui est donc un facteur d'individualisation. Il peut donc y avoir une urbaphobie socialiste utopique
autant qu'il peut y avoir une urbaphilie conservatrice.
- A. Berque : Un bobo, est-ce urbaphile ou urbaphobe ? Il est urbaphile pour soi et urbaphobe pour
la société.