Discussion :
- N. Mathieu : Il aurait été fort intéressant d'avoir une présentation pareille sur le cas français. La comparaison
de différents contextes politiques est extrêmement porteuse du point de vue méthodologique pour comprendre comment les
choses se fabriquent. J'avais aussi envie de le mettre en regard de certains pays comme la Finlande où on se rend compte
que la question de la protection de la nature est également très forte et qu'elle a un rôle de configuration, par exemple
l'absence de pavillonnaire et d'étalement urbain. Je pense que cette étude de cas est quelque chose qu'il vaut le peine
de développer de façon comparative.
- Ph. Genestier : Vous dites que le canton est urbanisé à 8% et protégé
à 60%, ce qui laisse 40% à urbaniser ... où est le problème ?
- B. Woeffray: C'est l'expression d'une peur qu'on est en train de
mettre sous protection : "j'ai peur que cela aille au delà de ce que je suis
prêt à accepter". Le problème n'est pas le 8% mais on ne voudrait pas qu'ils
soient localisés dans les mauvais endroits. Il y a d'autres protections qui
s'appliquent, comme celle de la forêt, nécessairement protégée, ce qui représente
encore un pourcentage très significatif du territoire. On agit de telle sorte
qu'on crée un nœud de systèmes qui vont empêcher le développement. Je pense
que c'est vraiment une crainte du développement, de l'urbanisation à un endroit
inadéquat. Le zonage fonctionne très mal : on va mettre plus de 20 ans pour
faire les plans par commune -pour comparer avec vos instruments en France-
ils vont sortir beaucoup plus tard et cela provoque la peur d'une urbanisation
diffuse, d'un pavillonnaire envahissant sans controle, sans aucune règle.
Je peux citer l'un des acteurs : " Il faut agir maintenant parce que sinon,
cela serait trop tard ". C'est la gestion d'un risque mais ce n'est pas un
risque réel.
- D. Frick : Je me demande si c'est vraiment anti-urbain. Vous concentrez l'aire urbaine dans un but " durable ".
Il est assez raisonnable d'avoir un système qui concentre le bâti.
- B. Woeffray : Je ne sais pas si c'est anti-urbain et/ou pro-urbain,
mais le discours est anti-urbain. C'est le processus qui m'intéresse, non
le résultat. On pourrait être d'accord dans un sens et dire que c'est peut-être
pro-urbain. Ce qui est certain, c'est que tous les arguments qu'on invoque
affirment qu'il faut lutter contre le développement anarchique, contre le
progrès qui nous détruit, contre la grande ville qui produit des habitants
nerveusement malades. C'est l'ampleur du mécanisme, l'adhésion politique et
populaire à cette approche qui me frappent. Dire à ces personnes qui vivent
aujourd'hui majoritairement dans les villes " vous êtes urbains ", c'est une
chose impossible, ils ne voudraient pas l'entendre. Le principe qui a été
mis en place par un de mes prédécesseurs et qui était un élément extrêmement
fort, c'est l'implantation de sites industriels. Je cite deux cas exceptionnels,
une raffinerie de pétrole et une cimenterie. Pour mettre en place ces éléments
là, on a utilisé un système de remembrement, c'est-à-dire qu'on a réorganisé
les terres selon la méthode agricole pour pouvoir créer un emplacement ad
hoc. On n'est pas passé par le zonage comme pratique ordinaire, on a directement
travaillé sur le foncier. A l'époque on croyait encore un peu aux instruments
de l'aménagement du territoire. On discutait tout à l'heure la question de
ne plus faire des plans : ils ne sont plus très actuels. Cette pratique s'est
évidemment arrêtée parce que, à un moment donné, on a cru que les instruments
de l'aménagement allaient permettre de corriger les insuffisances des mécanismes
de remaniement foncier.
- N. Mathieu : Votre remarque sur le fait qu'il n'y a pas eu d'architecte
dans le domaine de l'aménagement de territoire est très importante : parceque
si on fait le tour des ex-pays de l'est, c'était toujours des groupes d'architectes
qui étaient en charge de la planification.
- A. Sallez : Je trouve cela amusant. L'expérience suisse est en complémentarité avec la France. Je parle de l'époque
où le réflexe des urbanistes était la ville délimitée. On voulait voir une limite très nette entre la ville dans
l'idéal et sa périphérie : on citait des images de la Toscane. C'était l'époque d'Henri Lefevre et du Droit à la ville.
C'était cette ville-là qu'on voulait reconstituer partout. Aujourd'hui, en partant d'une pensée complètement différente,
on aboutit à la même chose : surtout préserver la campagne. Il faut fabriquer des villes bien denses,
bien nettes.
- B. Woeffray : Mais le discours qu'on tient dans d'autres cantons est analogue. Ce sont des architectes, en général, qui
sont aux postes de commande administratifs. On entend un discours très proche du plan Voisin. On veut raser les cœurs de
villes pour en faire des villes propres, hygiéniques, aérées. Un des aménagistes de l'époque me le disait : le grand rêve
était de mettre en place le plan Voisin sur nos propres cœurs urbains. Je suis bien d'accord avec vous : aujourd'hui,
il faut clarifier les choses, il faut séparer, il faut que tout soit propre et en ordre. La protection d'un côté ou
la reconstruction de l'autre constituent les deux orientations principales.
- N. Mathieu : Il y a une différence entre l'idée de nature qui est proposée ici et en France, où on l'a assimilée à la campagne.
A cette époque, même la ceinture verte était très floue. Peut-être que quand il s'agissait d'urbanistes, on discutait de
la ville, mais quand on était dans la mouvance de l'aménagement du territoire, la fameuse carte, la "carte de la France
en 2000", qui a été publié en 1970, indiquait des zones urbaines comme des couloirs, des taches. Le reste était blanc.
Le reste n'avait pas besoin d'être protégé.
- M. Cluet : Vous avez fait allusion au contexte des années 1960. Pour moi, ce sont des choses qui viennent de beaucoup plus
loin. Je pense que l'admiration de la nature, l'assagissement des esprits, l'envers se trouvent chez Alexandre Désaigner.
Désaigner, la théoricien suisse, s'était mis au service des Nazis. Il disait que la cité moderne est une machine
à "communiser" les gens. Ces cités modernes étaient vraiment les lieux de la révolution, il y avait un complot
derrière.
- Y. Egal : Je viens de terminer une charte pour le renouvellement d'un parc naturel régional du Bessin, près de Paris.
La charte consiste en quelques idées et un plan. Sur ce plan, c'est jaune et blanc, c'est la même logique.
- N. Mathieu : C'était peut-être aussi avant-garde, une sorte de gated community, réservée à une élite. La différence
est justement là. C'est pour cela qu'il est très intéressant de faire cette comparaison. Parce qu'en France, on n'est
quand même pas tellement accablé par la population. On est quand même en recul du point de vue démographique. On
laisse faire les contradictions, on laisse faire les rapports de force, même si on a effectivement des principes,
comme dans le Vexin : un espace qui est approprié et par les gros agriculteurs et par les personnes qui peuvent se payer
une maison dans le Vexin.
- B. Marchand : Je reviens sur le cas suisse où la ville engendre des
maladies mentales. En France, il y a eu des tendances différentes entre 1870
et 1914, puis après la deuxième guerre. La première tendance des années 1870
était de dire "les gens des grandes villes sont frivoles, légers, ils partent
en révolution, ils ne savent pas même pourquoi", ce qui était une manière
d'éviter de voir les raisons sociales qu'il y avaient derrière la révolution.
La deuxième tendance était aussi la tendance, quasi médicale, prétendant que
l'activité excessive des villes rendait les gens fous. C'était une manière
d'excuser la campagne qui produisait très peu en lui réservant ce qu'on appelait
la sagesse. La troisième tendance est celle de Gustave Thibon : il disait
que la ville avait une activité beaucoup trop grande, l'homme ne pouvait plus
réfléchir à la mort, ce qui l'éloignait de la religion chrétienne.
- A. Sallez : Il y a quelque chose qui me gêne : l'aménagement du territoire en France et en Suisse n'ont rien à voir,
ils n'ont pas les mêmes significations, ils n'ont pas la même histoire, ils sont des politiques et des concepts qui
sont certainement différents. Aussi, ce rapprochement entre l'aménagement de territoire et l'urbanisme, qui sont des
choses totalement différentes parce que les hommes qui les pratiquent n'ont pas la même formation. Ceux qui font de
l'aménagement du territoire ne s'intéressent pas à l'urbain, ce ne sont pas des urbanistes. Les urbanistes s'occupent
de la ville, ce sont des gens qui ont d'autres formations, d'autres idées.
- B. Woeffray : Ce qui est dit là est juste pour la France. On est d'accord sur le point de départ, l'aménagement du
territoire en France et en Suisse ne sont pas la même chose. Par contre, au niveau des pratiques, en Suisse, ceux
qui font de l'aménagement du territoire font de l'urbanisme. Il n'y pas le choix, le marché est trop petit probablement
ou bien il y a d'autres contraintes. On observe donc un continuum des pratiques sur l'ensemble
du territoire.
- A. Sallez : La grosse différence, c'est que ce sont les ingénieurs qui font, en France, de l'aménagement
du territoire.