Discussion :
- J. Salomon : L'absence de discours de développement durable est très frappante dans vos discours
respectifs.
- Ph. Genestier : Je voulais parler d'une première recherche qui portait sur le discours gouvernemental, autour
des questions d'urbanité, de civilité, etc. Une autre est en cours, sur le discours de développement durable.
Ce discours porte sur la ville, la centralité, la densité, la capacité ... Il cultive d'une certain façon l'image
de la ville heureuse, économe, dans laquelle la chaleur du lien social permettrait de se substituer à la logique
de la consommation, avec une inversion par rapport à la tradition culturelle. Traditionnellement, la ville est
le lieu de la dispersion, de la consommation, etc. Dans ce nouveau discours, la ville devient le lieu du lien
social, de la chaleur de l'être ensemble, de faire société. De ce point de vue, l'urbaphilie est tout à fait
présente. Ce qui est déterminant dans le discours de développement durable, c'est une oscillation permanente
entre la nostalgie de l'action technocratique, d'un pouvoir qui aurait la capacité à surplomber pour voir plus
loin, pour être porteur de l'intérêt général, qui lui redonnerait une autorité morale, une politique forte et
en même temps une volonté d'être plus démocrate, plus à l'écoute des citoyens, une modestie qui fait qu'on
veut s'ouvrir à la concertation, à la participation, à la négociation, etc. Le discours de développement
durable, il est vrai qu'il idéalise la ville, mais c'est une idéalisation qui est à mettre en rapport
avec une indécision sur la posture politique susceptible d'être adoptée par les pouvoirs publics.
- J. Lévy : Il me semble en effet que le discours globalement écologiste s'est positionné en Europe et en
Amérique du Nord, du coté des urbaphiles. J'aurais dit ça il y a quelques mois. Aujourd'hui, le passage
de la conscience écologique à l'angoisse écologique peut redistribuer les cartes. L'angoisse écologique,
avec le changement climatique, a activé une fraction du courant écologique qui n'est pas véritablement
urbaphile. Elle est par exemple anti-mobilité.
- R. Prud'homme: Vous dites que le discours politique consiste à dire " vous vivez dans des villes merdiques,
les villes paradisiaques existent, votez pour nous, on va vous sortir de la merde et vous amener au paradis.
" Je n'y vois ni urbaphobie, ni urbaphilie, mais un discours politicien qui existe depuis l'antiquité.
Deuxièmement, dans la mesure où 80% des gens vivent dans des villes, le " vous vivez dans une société merdique,
une société paradisiaque existe " devient " vous vivez dans une ville merdique, la ville paradisiaque existe ".
Dans ce discours, la ville pratiquement n'existe pas. Elle se réduit aux conditions dans lesquelles vous vivez.
En outre, on ne précise pas de quelle ville il s'agit : le discours s'applique aussi bien à Cerisy qu'à Paris.
- Ph. Genestier : C'est en partie vrai et en partie faux. Il est vrai que le discours politique consiste à dire
" vous vivez dans une société de la merde, votez pour moi, je vais vous faire une société paradisiaque ". Mais
cela n'est plus exprimé en terme de société rapportée à l'échelle nationale. Aujourd'hui, il faut des grandes
métropoles, considérées comme des acteurs essentiels de la vie sociale, politique, économique : c'est
relativement nouveau. On introduit une échelle, une instance nouvelle, des types urbains nouveaux dans le
paysage français. En considérant qu'un lieu urbain peut être un facteur de socialisation, de civilisation,
de production d'une harmonie sociale, on valorise les interventions proprement urbaines, voire urbanistiques.
Le spatialisme est aussi une façon de dire que l'espace matériel a des capacités d'induction de la vie sociale.
- B. Marchand : Pour Ph. Genestier, je voudrais introduire deux nuances : son discours s'appuie sur les gouvernements
socialistes et les hauts fonctionnaires. Si, à la même époque, on considère ce qui marque l'opinion publique,
par exemple, les journaux télévisés de TF1, on touche 45% des auditeurs français. Ce journal me parait beaucoup
plus important, non pas intellectuellement mais par ses effets, que ce que dit le ministre. Deuxièmement,
je voudrais citer une étude (publiée sur notre site Web) de Laurette Wittner, chercheur à l'ENTP : une analyse
sémantique du discours de M. Gayssot, ministre présentant en 2000 la loi SRU, la loi d'urbanisme le plus
importante en France depuis la loi Cornudet de 1919. M. Gayssot était membre du parti communiste. Il s'agit
d'une loi pro-urbaine présentée par un leader de la gauche. On pourrait s'imaginer qu'elle est totalement
urbaphile. Mais l'étude montre que le mot " ville " apparaît environ 70 fois, 7-8 fois d'une façon favorable
: ville lieu de citoyenneté, d'urbanité, etc, et près de 60 fois d'une façon totalement négative : décadence
urbaine, dangers, violence, inégalités, etc. Ainsi, même le discours du ministre qui devrait être le plus
urbaphile ne l'est pas. Une question à Jacques Levy : il montre que les centres urbains sont reconquis,
certes, mais est-ce qu'il s'agit d'un mouvement durable ou simplement d'un aspect dans un cycle du à la
contradiction entre prix foncier et rentabilité du capital.
- J. Lévy : Je n'aime pas penser l'histoire en terme de cycles. Je
ne pense pas que, même dans les exemples que tu donnes, cela soit très cyclique.
Par exemple, Harlem avait été conçu comme un quartier de classe moyenne. Cela
n'a pas marché, le quartier s'est dégradé, mais il reste stable depuis 100
ans. Je traduirais ta question ainsi : est-ce irréversible ? Là je pense que
tu voudrais que je dise non et je dis non évidemment. Mais on peut prendre
au sérieux les dénonciateurs de la gentrification même si leurs arguments
sont très faibles : le risque est réel d'une gentrification qui commence par
une augmentation de la mixité et ensuite la diminue, sur le modèle du 5ème
arrondissement ou de Greenwich Village à New York. Au départ, c'est davantage
de mixité et à la fin, comme justement il y a un processus tout à fait cyclique,
le quartier devient bourgeois. A mon avis, si on laisse le processus se développer
tout seul, il y a un risque qu'il n'y ait plus que de l'embourgeoisement et
qu'ensuite la réversibilité soit difficile, parce que les prix fonciers ont
atteint un tel niveau que par exemple le cinquième arrondissement est devenu
l'un des plus chers de Paris. Si l'on voulait y faire une politique sociale
du logement, elle coûterait tellement cher qu'on ne la fait pas. Je ne crois
pas que la société civile puisse produire toute seule de la mixité, il faut
des politiques. Le phénomène qu'on observe en Amérique du Nord est quand même
profondément nouveau. J'aurais donc tendance à dire qu'il se passe là-bas
véritablement quelque chose qui ne peut pas être simplement pensé en terme
de cycles économiques.
- V. Renard : D'abord, je ne pense pas qu'il faille s'enfermer dans
une logique mécanique des cycles, on s'y perdraient complètement aujourd'hui.
Je ne suis pas complètement convaincu par la reconquête des centres. Si je
regarde des villes européennes, je vois plutôt des signes inverses : la population
qui diminue et les gens qui continuent aller dans le périphérie ; on le voit
à Berlin, à Londres. Il y a des appropriations sélectives d'espaces centraux
et périphériques et les deux sont vrais simultanément. Un commentaire sur
Gayssot ; il a eu un premier discours incroyablement musclé sur le thème "
nous allons maintenant interdire aux promoteurs de construire en périphérie,
ainsi le renouvellement urbain sera effectif ". Dans le même temps, devant
un public de professionnels de l'aménagement, ceux qui font la ville, son
directeur de cabinet disait : "Les marchés sont en pleine forme, nous ne mettrons
pas en œuvre ce que dit le ministre. " Il y a eu un double discours. La loi
SRU a eu un impact relativement modeste. Elle est importante dans ses objectifs
annoncés, mais la pratique péri-urbaphile a joué un rôle beaucoup plus important.