Discussion :
- A. Berque : Le thème que vous avez abordé me fait penser à un livre que j'ai lu il y a dix ans de Roland Castro,
l'architecte, qui parlait de trois totalitarismes : le fascisme-nazisme, le stalinisme et le mouvement moderne en
architecture. Les trois thèmes se rejoignent dans la modernité. Cette question reste tout à fait actuelle : par exemple,
ce qui se passe à Pékin aujourd'hui s'inspire beaucoup du plan Voisin.
- D. Frick : Aujourd'hui, la relation entre l'urbanisme et la ville s'est améliorée vis-à-vis d'il y a 50
ans quand on parlait d'un urbanisme contre la ville. Le mouvement moderne n'était pas du tout démocratique.
L'approche " une seule vérité " joint ces trois totalitarismes.
- J. Lévy : Il me semble qu'on peut faire un découpage un peu différent
: parmi les mouvements criminels contre l'urbanité, il y en a un qui n'est
pas totalitaire, il s'est toujours agi d'un rapport de l'Etat avec la ville
: l'Etat de la monarchie absolue jusqu'à Pétain, on va dire celui de Heidegger,
en oubliant qu'il a aussi été Nazi. C'est une rationalité qui inquiète l'Etat
qui voit émerger des rivaux. C'est normal, en tant que prise de pouvoir, alors
que finalement il prélève plutôt des ressources sur le monde rural, dominant
à ce moment-là. On a ici toute une famille explicative assez cohérente. Ensuite
il y a les deux totalitarismes, les nazis et les communistes et je brancherai
celui du mouvement moderne sur le totalitarisme communiste, même si c'est
réducteur de le dire ainsi. Le totalitarisme nazi a été fortement surdéterminé
par sa dimension militaire, Germania ne se fait pas parce qu'il y a
d'autres choses à faire. C'est pourquoi il n'y a pas véritablement de totalitarisme
urbain nazi. La différence entre les deux totalitarismes était que les communistes
ont eu du temps, ils ont travaillé dans la paix : ce n'est pas un hasard si
Berlin-est est une des plus magnifiques réalisations du mouvement moderne
en urbanisme. Cela permet de comprendre pourquoi Marx et Engels ne sont pas
forcement en désaccord l'un avec l'autre. Marx pouvait dire que " le capitalisme
nous a débarrassés du monde rural ", mais en même temps Engels se méfiait
des villes parce que " c'est une société d'individus ". Le caractère méfiant
est présent dans le marxisme et présent aujourd'hui encore dans ce que j'appellerai
" le monde des clercs " qui explique en partie un mystère : la haine d'une
partie des intellectuels aujourd'hui face à la ville. Ils ne s'aiment pas
eux-mêmes en tant qu'urbains et ils ne cessent de dénoncer les tendances trop
urbaines en disant que ces gens ont des mauvaises intentions. Il me semble
qu'une des causes, c'est que les intellectuels sont " des clercs " en Europe,
c'est-à-dire des gens qui ont un rapport avec l'Etat comme sortie du monde
et comme méfiance vis-à-vis d'une société civile auto-organisée. L'une des
caractéristiques de la ville par rapport à d'autres formes d'organisation
sociale, c'est que le citadin n'a pas besoin de porte-droit. Le citadin fabrique
de l'urbanité dans la civilité, dans la vie quotidienne, dans chaque instant
de l'interaction sociale. Sans appeler mes collèges totalitaires, il y a une
famille de pensée qui ne suit pas forcément le ruralisme de Rousseau, mais
la tendance anti-mondaine de Rousseau, qui se méfie d'un monde urbain auto-organisé.
Un certain nombre d'intellectuels de gauche aujourd'hui se reconnaissent assez
bien dans sa vision, qui a été par ailleurs appliquée à sa façon par le totalitarisme
commun.
- B. Marchand : Je suis d'accord : les urbaphobes souvent très violents
sont toujours des gens des villes, éduqués dans des villes et qui ont gagné
leur fortune, leur prestige dans des villes. Je vois quelques exceptions :
Henri Dorgères, qui avait fondé le mouvement pseudo fasciste des " chemises
vertes ", mais c'était plutôt politique, il n'était pas vraiment un idéologue.
Gustave Thibon a été le seul idéologue de province, passionné,
profondément chrétien, ruraliste. Quand on parle de l'agriculture, les étudiants
disaient il y a quelques années que le grand danger de la ville et le grand
avantage de l'agriculture c'est que l'agriculture nourrit. Un président de
la république déclarait que " les paysans nourrissent les Français ". Mais
le monde entier désire vendre des denrées à la France : c'est l'illusion d'un
pays qui a beaucoup souffert des guerres, qui a plein de cicatrices.
- M. Cluet : Je reviens sur ce qu'a dit Joëlle, que le nazisme est
fondamentalement urbaphobe. Je ne le crois pas : il y a une affinité très
forte entre le nazisme et la ville. Bernard Marchand le dit, effectivement
en tant que lieu de production industrielle, mais surtout en tant que lieu.
Si on étudie le projet urbain nazi, la ville était bien le lieu du totalitarisme,
d'une pratique plébiscitaire de la démocratie, donc il fallait des espaces
publics. Madame Jaggi m'a demandé si l'esplanade de Nüremberg, c'est le contenant
du peuple. Oui, il faut de tels contenants parce que le totalitarisme est
fondamentalement quelque chose qui vient après la démocratie ; les chefs totalitaires
utilisent cette notion. C'est une pratique plébiscitaire de la démocratie
: donc il faut des esplanades aussi pour se faire acclamer, d'où le plan de
remaniement de l'ensemble des villes moyennes en Allemagne qui prévoyait chaque
fois une structure de base. Elle était constituée de trois éléments : deux
axes qui se croisent, qui montrent que la ville, le chaos urbain, est structuré
par ces axes. On va percer nord-sud, est-ouest : c'est l'empreinte de l'état
totalitaire sur la ville. Et puis il faut l'effet de retour, qui passe par
le hall du peuple, un hall aussi grand que la cathédrale de la ville du Moyen-Age
où il puisse faire venir le maximum de gens et une place au croisement de
ces deux axes. Outre le biais de la production et l'utilisation de cette démocratie
plébiscitaire, il y a une troisième dimension, la prise de possession de l'ensemble
du territoire, la ville en tant que lieu du pouvoir. Les nazis sont fondamentalement
des urbaphiles. Ce qu'ils détestent, c'est ce dont je parlais tout à l'heure,
cette atomisation-massification supposée des citadins de la ville libérale,
mais aussi le projet sociétal du Bauhaus, c'est-à-dire des gens qui vivent
pour eux-mêmes, qui jouissent de la vie.