Discussion :
- B. Marchand : Je suis intéressé par deux contradictions: chez Hilde,
je remarque qu'au niveau local, un quartier est d'autant plus aimé, estimé,
qu'au fond la population est riche, et il est méprisé lorsqu'il est habité
par les pauvres ; puis on le réhabilite et le niveau social remonte. J'ai
remarqué en France qu'une grande partie de l'urbaphobie contre Paris vient
de ce que Paris est riche, ce qui provoque une profonde aigreur, envieuse,
envers la grande ville. Chez Janulardo, la contradiction est très intéressante,
on la trouve en Allemagne sous Hitler, on la trouve en France sous de Gaulle.
Les gouvernements ont tendance à s'appuyer sur la campagne d'une part et d'autre
part, ils pratiquent des politiques de prestige avec Mussolini, de puissance
avec Hitler, de grandeur nationale sous de Gaulle, ce qui les oblige à s'appuyer
sur les grandes villes.
- M. Cluet : Une question pour M. Janulardo, à propos de la rivalité entre la campagne et la ville.
- E. Janulardo : Je crois que le fascisme est un mouvement complètement
contradictoire : il y a plusieurs aspects qui cherchent à tenir ensemble.
Il y a plusieurs phases de fascisme qu'il faut prendre en compte. Il y a des
contradictions : l'appel aux masses rurales, à la vie dans la campagne et
plus tard la nécessité de rendre le pays un peu plus moderne, un peu plus
industrialisé, un peu plus puissant du point de vue industriel. Le fascisme
n'a pas résolu cette contradiction parce qu'il est arrivé à la guerre sans
avoir pu apporter une solution à cette contradiction interne. Gramsci est
un cas spécial par son analogie avec certaines images violentes des futuristes.
Du début du siècle jusqu'aux années 1922-23, il y a toute une série de références
à la construction, à la nécessité de bâtir quelque chose de nouveau qui traverse
l'histoire italienne jusqu'à Mussolini. Gramsci se distingue, même des autres
socialistes qui avaient une approche plutôt classique et voyaient la ville
comme une organisme qu'il faut gérer pour le bien-être des ouvriers, des classes
populaires. Autre nom important : celui de Borgese. Celui-ci était un des rares
professeurs d'université qui ait refusé de prêter serment à Mussolini. Il
a publié une anthologie littéraire en 1923 qui s'appelle C'est le temps
de construire une nouvelle société : ce n'est pas du tout l'œuvre d'un
futuriste. Pour lui, la nouvelle société s'appuie sur les écrivains, un peu
sur la tradition littéraire italienne, le réalisme ; il n'est pas du tout
futuriste. C'est une forme de métaphore qui traverse toute la culture italienne
des deux premières décennies du siècle. Ce n'est pas la ville futuriste, mais
c'est une image physique de la ville qu'il faut prendre en considération pour
bien comprendre certains aspects de la culture italienne du début de 20ème
siècle.
- H. Djordjevic : Je suis intervenue comme architecte sur l'espace
physique, en parallèle avec les forces sociales et l'administration publique.
L'idée était de guérir à la fois l'espace physique et la sphère sociale. Ce
genre de travail est typique d'interventions publiques appelées " démocratie
participative " où la population participe à toutes les décisions qui concernent
leur environnement. Cet approche est très bien développé en théorie, mais
il est difficile de l'appliquer concrètement parce que les populations n'ont
pas confiance dans l'administration publique, qui a de la peine à s'en persuader.
Elle a cependant tendance à avancer ainsi car elle pense que l'aspect éducationnel
est particulièrement important : mieux vaut prévenir que guérir. Nous essayons
de travailler ainsi car nous créons, de cette façon, une culture territoriale.
- N. Mathieu : Quelles sources avez vous utilisées pour reconstruire ce quartier ? Je pense que ce pourrait être
une idéologie émergente, essayer de résoudre un problème urbain à la fois de façon matérielle et sociale au
lieu de s'attaquer à une seule dimension du problème.
- D. Frick : Apparemment l'espace public est au cœur de votre intervention : vous avez bien dit que les gens
recommençaient de sortir de leur logement pour occuper l'espace public.
- Y.Egal : Je ne connais pas bien l'histoire de Mussolini, mais je voudrais savoir quel est le bilan. Est-ce
que Mussolini s'est beaucoup occupé du logement ? Est-ce que, au final, il a réussi et répondu correctement
aux besoins ? A Hilde Djordjevic : combien d'argent investi dans votre projet ? En France, nous avons
beaucoup de ce type d'interventions, mais elles sont souvent si coûteuses qu'il vaut mieux raser
les bâtiments.
- H. Djordjevic : J'ai agi sur l'espace public, mais qui va réhabiliter un quartier qui est propriété privée ?
Vous pouvez imaginer les vieux bâtiments prêts à s'effondrer parce que personne ne s'est occupé de cet
endroit depuis 40 ans. L'administration publique n'a pas le droit d'intervenir sur les propriétés privées,
mais elle a le droit de restaurer les façades pour assurer la sécurité du public, pour empêcher que des
pierres ne tombent sur les passants. En outre, il n'y a pas de ressources économiques. Je ne sais pas
exactement combien a été dépensé sur ce projet ; l'administration publique s'est entendue avec les
propriétaires sur un certain financement.
- E. Janulardo : Les villes fascistes : le bilan est positif. Les HLM de l'époque ont été bien construits.
Il n'y a pas beaucoup de villes fascistes : Lottoria, qui s'appelle maintenant Latina ; la deuxième plus
grande ville de la région après Rome. Ce n'est pas formidable, mais ça marche bien. Par contre, il y a
des petites villes, Sabonia, Pontinia, Ardea : là aussi ce sont des petites villes qui avaient l'ambition
de freiner l'urbanisation vers Rome. Elles étaient un peu des points de référence pour les agriculteurs,
pour les gens de la région. C'est ça l'intelligence ou la capacité de Mussolini : il n'avait pas peut
être la capacité d'imposer sa vision, il a laissé un champ plutôt libre aux architectes, aux artistes,
au moins jusqu'aux années 1936. Après, cela a un peu changé. Il y a beaucoup de polémiques entre les
architectes et les artistes sur la façon de définir l'esprit fasciste. Il y a le modernisme fasciste,
le traditionalisme fasciste, l'esprit rural fasciste, mais aussi l'esprit urbain fasciste. Pour les
futuristes : bien sur, ils ne sont pas du tout anti-urbains. Ils ont une attitude qui fait de la ville
le centre de leur réflexion. Cela peut être une réflexion esthétique, peut-être une réflexion politique
parce qu'à un moment donné, Marinetti a cherché à créer un parti futuriste, mais cela n'a pas eu de
suite. Mais il y a quand même eu cette tentative de faire du futurisme un parti. C'est bien sur
l'attitude de gens qui ont besoin de contester, de progresser, mais c'est une progression qui a
des éléments de confrontation réelle avec la société italienne de l'époque. Il s'agit d'une provocation
esthétique qui reflète les mouvements de la société qui commence à devenir une société
industrielle.
- R. Prud'homme : Une question sur l'attitude des futuristes au regard de la ville : le sentiment que j'avais,
c'était que les futuristes avaient un culte de la violence, mais que ce culte n'était pas du tout tourné
contre la ville parce qu'il se portait aussi vers le progrès. Une célèbre phrase, je crois de Marinetti,
prend à partie le clair de lune à Venise qui est pour lui le comble de l'abjection bourgeoise. On est
dans la provocation de type surréaliste. Quand il parlait de transformer le grand canal en autoroute,
ce n'est pas une attitude anti-urbaine, c'est de la provocation à l'état pur, mais une provocation qui
est tournée vers une envie de construire sur des bases modernes. Et on ne construit pas la campagne sur
des bases modernes, on ne peut construire que l'urbain.
- D. Frick : En Allemagne, pendant le fascisme, on a construit très peu d'habitations, beaucoup moins que
pendant la république allemande, parce que dans les années 1930, les Nazis ont mis l'argent dans le
réarmement, pas dans l'habitation.
- B. Marchand : Une remarque sur l'attitude urbaphobe de Mussolini. Il voulait que la population italienne
grandisse pour gagner du pouvoir. Il pensait que la ville était mortifère : faible natalité, forte mortalité.
Ces deux réflexions sont discutables : les villes faisaient moins d'enfant parce que les femmes s'y étaient
libérées beaucoup plus que dans la campagne. Deuxièmement, l'idée que la ville est malsaine par rapport à
la campagne n'était plus vraie dans les années 1930. Ces idées, on les retrouve chez Gravier,
chez Hitler, etc.
- E. Janulardo : Je ne suis pas certain que la libération des femmes à la ville soit considérée d'une manière
positive par le facsisme. Il y a la mythologie de la femme qui est au foyer et qui est soumise
à son chef.
- A. Sallez : Il y a quelque chose d'assez paradoxal dans ce que vous
avez dit sur les différents temps du fascisme par rapport à la construction
de la ville. Je ne connais pas bien le cas de l'Italie, mais si on discute
de l'Allemagne … Pour être provoquant, je dirai que ce n'étaient pas les architectes
modernes qui étaient fascistes en voulant imposer leurs idées, en se disant
on va s'imposer au fascisme pour développer notre pensée. Ils ont été extrêmement
déçus parce que le sentiment, que ce soit d'Hitler, de Mussolini ou de Staline,
n'a pas correspondu à leur opinion. Cette vision complète sur la transformation
de la ville ne collait pas avec leurs idées de l'architecture de société.
Finalement, après la guerre et dans la démocratie, soit à Berlin, soit à Marseille,
il y a une sorte de basculement de quelque chose qui ne colle pas entre les
idées, les architectes et les leaders politiques.
- N. Mathieu: Je crois que même s'il y a des ressemblances dans les idées urbaphobes, ce qui fait peut-être
la différence est l'idée de relation entre la ville et la campagne. Ce qui est intéressant finalement, c'est
d'essayer de concrétiser le passage entre une idéologie qui renvoie à la profondeur des histoires des nations,
des villes, de la culture elle-même avec une autre.
- M. Cluet : Une remarque sur cette idée du fascisme de l'architecture progressiste à travers son alphabet formel
: je pense qu'il y a quand même une différence fondamentale qui se situe dans le fait que dans l'architecture
de Le Corbusier en Allemagne ou ailleurs, les équipements collectifs sont envisagées comme un prolongement
de la sphère individuelle et comme une manière de faire le bonheur des individus et cela, parce que
l'organisation collective du bonheur revient moins cher que l'organisation individuelle du bonheur ; mais
c'est quand même " prolonger la sphère individuelle ". Par contre, dans le discours nazi par exemple, il
y a tout un discours sur les équipements collectifs : par exemple, la buanderie collective dans le
sous-sol est un élément d'intégration à la collectivité et non pas un élément de prolongement de la
sphère individuelle. Donc là, on a toute la différence entre la collectivité et la communauté et
je pense que c'est au cœur du débat. Les Nazis auraient construit selon un alphabet formel, progressiste,
ils aurait quand même dit : l'équipement collectif, c'est pour intégrer.