Discussion :
- A. Berque : Comme exemple de développement réussi, on peut citer le cas du Japon mais dans ce pays, et plus
encore en Russie, le développement a été financé par les capitaux arrachés aux campagnes.
- B. Marchand : Il y a deux ans, M. Wackermann a publié un manuel pour
les futurs jeunes professeurs de géographie (CAPES et AGREG). Dans l'introduction,
il explique que le développement des grandes villes allait de pair avec l'accroissement
des dettes de l'Etat. Il ne faisait pas le lien mais il le laissait entendre,
ce qui était absurde. Autre remarque : dans les pays du tiers monde
comme le Mali ou le Sénégal, on observe un phénomène de push-pull. Tout le
monde parle du " pull ", de l'attraction de la grande ville sur les paysans.
Mais on ne parle jamais du " push ", du fait que beaucoup de jeunes, garçons
et filles, fuient la campagne parce que ils trouvent que la vie y est impossible
: ils fuient la religion, le pouvoir patriarcal, tout un ensemble de coutumes
et trouvent dans la ville une relative liberté.
- R. Prud'homme : Ce qu'a dit Berque est juste, aussi bien au Japon
qu'en URSS. L'industrialisation peut-être plus encore que l'urbanisation,
a été financée par l'extorsion de fonds des campagnes. C'est un fait qui s'est
traduit par 1 million de morts en Ukraine et par des choses moins violentes
au Japon. C'est vrai que l'exemple de URSS n'a pas été très encourageant,
il a pu contribuer à changer les esprits alors que celui du Japon aurait pu
au contraire les mettre sur une voie qui aurait conduit au succès. En ce qui
concerne la plus grande famine des 50 dernières années en Chine, elle était
caractérisée par le souci de développer une industrie à la campagne, ce qui
était la négation de la ville et des économies d'échelle qui vont avec la
ville. En ce qui concerne le " push " de la campagne : le principal moteur
de l'immigration urbaine n'a jamais été l'attirance de la ville, ça a toujours
été le fait que les paysans crevaient de faim dans la campagne. C'est encore
ce qui se passe dans tous les pays du monde où il y a de l'exode rural.
- B. Marchand : J'ai insisté non pas seulement sur la coté sociologique
et économique, mais aussi sur la coté anthropologique : il y a un phénomène
d'acculturation, passage d'une civilisation communautaire et contraignante
à un certain individualisme.
- R. Prud'homme : Absolument. En outre, les perspectives de succès
pour soi et pour sa famille, même si elles sont aléatoires, sont plus grandes
dans la ville qu'à la campagne. A la campagne, un paysan très pauvre, sans
terre, a la certitude de végéter dans la misère. La Banque Mondiale n'a pas
été la pire et a été même la moins mauvaise par rapport aux autres institutions
ou à l'aide bilatérale. L'aide française à l'Afrique a été très systématiquement
pro-rurale et par conséquence non-urbaine. La Banque Mondiale a fait des efforts
: 7 % des prêts sont consacrés à des prêts urbains. En matière de réflexion,
la Banque Mondiale a fait des efforts pour les villes, tout à fait insuffisants
à côté de la formidable production intellectuelle de cette banque pour les
campagnes. Quant à savoir si la Banque Mondiale impose ses vues : en l'occurrence,
elle n'avait pas elle-même une vision claire de ce que pouvait être une politique
urbaine. Et puis sa capacité à imposer ses vues dépend beaucoup du pays. En
Chine, en Inde, au Brésil, elle n'impose rien du tout. Dans des petits pays,
au Niger probablement, les vues de la Banque Mondiale sont plus écoutées,
car elle a toujours la possibilité de dire " si vous voulez nos prêts, il
faut que vous fassiez … ". Mais elle le fait de moins en moins parce qu'elle
s'est rendue compte que les politiques imposées de l'extérieur n'étaient pas
appropriées par le pays, donc n'étaient pas suivies, donc ne donnaient aucun
résultat.
- M. Munoz : Au Venezuela, l'aide des organismes internationaux s'est
montrée inefficace, mais aussi celle de l'Etat : on est passé de 20% à 80%
de population urbaine. Ce qui m'intéresse, c'est la croissance rapide des
villes intermédiaires qui permettraient éventuellement de conduire ce procès
contre la grande ville. Bien que certains planificateurs défendent la position
métropolitaine de Caracas, peu de gens s'intéressent aux villes moyennes qui
pourraient jouer un rôle important.
- Y. Egal : Il est vrai que la campagne est pittoresque, on ne voit pas les difficultés et les problèmes, alors
que dans les bidonvilles, ce n'est pas aussi mal que ça.
- R. Prud'homme : M. Munoz soulève le problème de la ville moyenne
versus la grande ville. Le développement des villes moyennes est souvent présenté
par les planificateurs comme une solution miracle et désirable. Dans la plupart
des pays du tiers-monde actuellement et en particulier en Amérique latine,
la croissance ne se fait plus dans les grandes agglomérations, mais dans les
villes moyennes. Au Brésil, la population de San.Paulo, de Rio ne croît plus.
L'urbanisation se fait dans les villes petites et moyennes. C'est une illusion
de croire que l'essentiel de la croissance urbaine depuis une dizaine d'années
se fait dans les mégalopoles. Ce n'est plus l'essentiel du problème, grâce
aux mécanismes naturels du marché. Est-ce que c'était désirable ? C'est très
douteux parce que toutes les études qu'on a montrent que la production par
habitant est d'autant plus élevée que la taille de la ville est grande. Dans
tous les pays du monde cela se vérifie, pays développés comme pays en développement.
Plus la ville est grande, plus la possibilité d'interaction sur le marché
de l'emploi est importante (et cela est associé directement à la taille de
la ville), plus la production par habitant est grande. Favoriser le développement
des villes moyennes par rapport à la grande ville entraîne un coût en terme
de production totale. On peut penser que ce coût mérite d'être payé parce
que la grande ville entraîne elle aussi des coûts dont certains ne sont pas
pris en compte. Donc on peut penser qu'un certain équilibre est désirable,
mais il faut voir à la fois le coût associé à la grande ville et le gain engendré
par cette même grande ville pour formuler une politique. Un certain nombre
de planificateurs sont beaucoup plus sensibles aux coûts qu'aux gains.
- J. Levy : Sur la question des bidonvilles : je pense en au dernier livre de Davis, c'est une vision dichotomique
du monde qui ne prend pas en compte à mon avis la diversité des situations de développement. En Afrique il y a
beaucoup de bidonvilles au sens classique du terme, même si ils sont moins pires que les villages. En revanche,
il est critiquable de mettre dans la même catégorie la favela latino-américaine : là on est beaucoup plus dans
l'habitat non réglementaire, auto-construit, mais avec la possibilité intéressante de progression. Les bidonvilles
offrent aussi un moyen d'ascension sociale qui est une espèce de subvention, en fait, dans la mesure où il n'y
pas d'impôts. On n'oblige pas un grand nombre d'habitants à des régulations urbaines coûteuses. Sur Mike Davies
: on avait déjà vu qu'il était fondamentalement anti-urbain dans sa lecture de Los Angeles, parce qu'il présente
les aberrations de Los Angeles comme étant causées par l'idée même de ville. Il continue son travail en considérant
que c'est l'urbanisation qui est responsable des bidonvilles.
- A. Sallez : Il y a au moins un pays qui a choisit l'urbain comme axe de développement, c'est le Maroc. C'était
clairement affirmé dans son dernier schéma national d'aménagement du territoire, axé sur les villes, mais cela
amène deux questions. L'accueil d'immigrants se fait dans des zones qui sont en auto-construction ; en outre, il
y en a qui se développent à la marge de façon catastrophique et cela constitue la cœur du fondamentalisme.
La question : une fois qu'on dit qu'on va faire de l'aide en Urbain, comment fait-on ?
- J-J. Helluin : Pourquoi ce biais anti-urbain continue-t-il d'être
aussi présent malgré les évidences et malgré l'urbanisation du monde ? Je
voudrais citer deux raisons parmi d'autres : le risque politique qui existe
dans certains pays à orienter les flux d'aide au développement vers la grande
ville. Madagascar est l'exemple typique d'un gouvernement qui a refusé il
y a huit ans d'orienter l'aide au développement vers la grande ville. Cela
aurait été essentiellement vers la capitale, ce qui posait des problèmes que
B. Marchand a soulevé : le risque politique par rapport à la province qui,
électoralement, est très forte, doublé de conflit ethnique potentiel. Il y
a aussi la question des " lobbies ", notamment dans la domaine du développement
rural et de l'agriculture, qui sont présents dans les institutions internationales,
mais aussi dans les pays. A Madagascar existent plusieurs centaines de consultants
internationaux de protection de l'environnement, de développement rural, etc.
Il n'y en a quasiment pas pour le développement urbain. Le portefeuille urbain
de la banque mondiale représente aujourd'hui 10 milliards de dollars : il
y a une stratégie urbaine explicite qui existe depuis 2000 mais qui est assez
peu connue et puis une association d'états et d'institutions internationales,
City Alliance, qui n'a pas un budget considérable, mais qui a une action
assez forte sur la réhabilitation et l'amélioration des bidonvilles et qui
commence à avoir un discours très agressif sur la promotion de l'urbain.
L'année dernière le slogan était, more urban growth, less rural poverty.