Discussion :
- J. Salomon : La relation entre le confucianisme et l'urbaphobie,
je ne l'ai pas bien saisie.
- Y. Egal : Premièrement, comment est-ce possible de regrouper si facilement
les communes ? Deuxièmement, est-ce qu'il y a des enquêtes types locales ou
est-ce qu'il y a une manifestation quelconque de citoyens pour ou contre?
Est-ce que les réactions des gens se voient au Japon ?
- D. Frick : Je voudrais vous demander d'où vient cette passivité des
citadins envers l'administration.
- P. Marmignon : Pour répondre à Joëlle, je dirai que le personnage
de Solail qui est important dans cette pensée a vraiment développé une pensée
urbaphobe. Il a clairement exprimé que la ville dissipait la morale et la
cohésion sociale et allait à l'encontre de la tradition. Non seulement
il est urbaphobe, dans l'histoire du confucianisme, c'est lui qui a marqué
l'invention du politique et le passage d'une conception naturelle à un artifice
dans la pensée confucéenne. C'était à une époque où il y avait des systèmes
d'alternance entre les grands domaines et le fait de devoir demeurer à Aido
... il y avait un déracinement qui existait et d'autre part, … la ville est
contre la morale et contre la tradition.
- A. Berque : Le rapport entre démocratie et le regroupement, comment
c'est possible ?
- M. Hagai : C'est un grand problème au Japon et il y a beaucoup de
critiques. La critique principale est que finalement, ces reformes ne prennent
pas en compte ce que veulent vraiment les municipalités et que ce sont surtout
des impératifs financiers, budgétaires qui guident ces reformes. Effectivement
les municipalités sont dans une situation très difficile. Par exemple, dans
les ressources budgétaires des municipalités, certaines n'ont que 10% de leur
budget qui vient de l'impôt local. Le reste vient de l'Etat. D'autre part,
le Japon est en train de vieillir à une vitesse inégalée dans le reste du
monde avec une natalité très basse. La population de Japon est de 120.000.000
d'habitants. Il y a eu un pic de population, mais déjà dépassé, à près
de 130.000.000 d'habitants. Cela devrait tomber à 100.000.000 dans 50 ans
et à 50.000.000 dans 100 ans. C'est pourquoi un certain nombre de communautés
locales ne peuvent plus s'entretenir. Pour toutes ces raisons démographiques
évidentes, pour beaucoup de municipalités, le regroupement est nécessaire.
Les communes de moins de 10.000 habitants, c'est ce qu'on voudrait faire disparaître,
c'est l'objectif du gouvernement. Mais du point de vue politique et de la
question de la démocratie, il y a beaucoup de tensions. La grande question,
c'est comment gérer démocratiquement, après la fusion, les nouvelles communautés.
- A. Berque: … par rapport à la passivité de citadins ?
- M. Hagai : C'est complexe. Premièrement, le système permettant d'entendre
la voix des citoyens de base ne fonctionne pas bien. Après 1945, le nouveau
système de démocratie locale qui a été mis en place était
effectivement très démocratique. Mais dans la pratique, beaucoup de traditions
prédémocratiques continuent d'exister, qui se lisent aussi bien dans la mentalité
de l'administration que dans celles des assemblés locales. Notamment, dans
la manière de faire passer l'information aux citoyens, il y a là beaucoup
d'insuffisance. Autre raison qui pour l'instant et encore mal analysée, ce
sont les habitants eux-mêmes, leurs mentalités sont fort conservatrices. Il
y a eu des élections locales auprintemps. Le taux de participation aux élections
était à peine de la moitié. Il y a eu un incident dans la ville de
Nagasaki : une semaine avant les élections, le maire a été assassiné.
Puisque le maire avait été assassiné, des nouveaux candidats se sont présentés
dont le gendre du maire assassiné et puis un candidat issu de l'administration
locale. Celui qui a été élu est celui qui était issu de l'administration locale.
Mais le taux de participation était environs 50%. Maintenant à l'autre bout
de Japon, au nord, beaucoup de municipalités sont dans une situation budgétaire
très grave, beaucoup sont en cessation de payement, donc c'est l'Etat qui
doit assurer la gestion. Mais là, comme ça intéresse beaucoup plus les citoyens,
la taux de participation est de 80% ou plus. Donc il y a beaucoup de différences
suivant les cas, mais ça reste à analyser.
- Y.Egal : Existe-t-il des associations où les citadins ont la possibilité
de s'exprimer, en dehors du système administratif ?
- M. Hagai : Pour recueillir l'opinion des citoyens, il existe d'autres
moyens. Par exemple, il y a de très nombreuses réunions organisées localement,
où le maire va rencontrer directement les citoyens pour expliquer les politiques.
Il y a de plus en plus d'association, des NPO (non profit organisations).
- Y.Egal : Trouvez-vous que cette démocratie est authentique ?
- A. Berque : Elle est authentiquement japonaise. Chaque fois que vous
avez une société, elle fonctionne à sa manière. C'est sur que les institutions
imposées par les États-Unis après la guerre sont de type occidental, mais
elles fonctionnent à la japonaise. Dans la vie intellectuelle japonaise, la
pensée s'exprime et en ce sens là, c'est tout à fait démocratique, avec les
panneaux que nous connaissons habituellement, les journaux, les livres etc.
Les universitaires représentent des courants qui communiquent avec l'occident,
donc la palette est un peu près aussi ouverte qu'elle peut l'être en France.
La question est dans quelle mesure ça peut influencer la demande ? Est-ce
que ça peut influencer la gestion des affaires municipales ou du pays ? Il
y a des partis qui reflètent des opinions, par exemple le parti communiste
japonais. C'est un parti qui publie beaucoup, comme en général les partis
communistes, mais qui est depuis toujours de l'opposition. Il n'y a pas eu
de cas de participation de communistes au gouvernement. Donc le gouvernement,
comme l'a dit Patricia, a été presque sans interruption conservateur, exercé
par le parti libéral démocrate qui est un parti conservateur depuis 1955 et
qui satisfait les gens parce qu'ils votent pour le calme, et qu'il prend les
questions au niveau le plus concret. L'idéologie elle-même est finalement
secondaire et les citoyens, ce qu'ils exigent le plus c'est ce qui concerne
leur problème à l'échelle locale. De ce point de vue, le PLD est très bien
enraciné localement et ça fonctionne. L'impact des grandes idées, qui viennent
plutôt des intellectuels, est limité.
- M. Hagai : Les occasions de discussions véritables entre des intellectuels,
des spécialistes des questions urbaines et des citoyens sont insuffisantes.
Par exemple,le citoyen n'a guère l'occasion de participer à l'élaboration
des politiques d'urbanisme locales, l'élaboration des plans d'urbanisme à
long terme ou également la question d'évaluation de politiques passées. Mais
ces cas de participation se diffusent et deviennent plus fréquents. Des citoyens
ordinaires participent de plus en plus.
- J. Salomon : Est-ce qu'on peut faire le lien entre les sources de
l'idéologie anti-urbaine japonaise, culturelle, historique … et finalement,
est-ce qu'on peut en voir l'effet sur les politiques, la réalité ?
- A. Berque : Des exemples concrets, il y en a des tas. Par exemple,
dans la révision qui a été faite en 68 ou 69 de la loi d'urbanisme, on a institué
un zonage avec deux zones principales, l'une terrain urbanisable, d'autre
terrain d'urbanisation contrôlée, c'est-à-dire, en principe, non urbanisable,
mais révisable. Cela a focalisé le débat pendant très longue temps avec l'exigence
de ce qui était du coté de non urbanisable, c'est-à-dire, des ruraux, des
agriculteurs, de pouvoir d'urbaniser. Ces délimitations de zones ont toujours
été très flexibles et toujours tournées diversement. C'est-à-dire, que l'urbanisation
a pu se poursuivre, on n'a jamais pu faire fonctionner correctement au Japon,
par exemple, une ceinture verte.
- N. Mathieu : A un moment, il y avait une question de la production
de riz, non ?
- A. Berque : Depuis très longtemps, l'état japonais fonctionne sur
la base de rizières, non seulement pour des politiques vraiment conservatrices
mais également pour fonder une politique d'industrialisation par les reformes
du foncier. C'est comme ça que le Japon de Meiji a financé sa modernisation.
La riziculture japonaise, qui est aujourd'hui très mécanisée, réclame finalement
très peu de travail, elle peut être faite par des gens qui passent toute la
semaine au travail en ville et puis juste le dimanche, ils viennent s'occuper
de leurs rizières. Cela reste un stabilisateur social. La société japonaise
n'est pas révolutionnaire bien que, étant pragmatique, elle ait accompli des
changements peut être supérieurs à des sociétés comme la société française.
- J. Salomon : Dans quelle mesure peut-on suivre le fil de ce caractère
anti-urbain dans la culture traditionnelle française ? Est-ce que ça a une
influence concrète, est-ce qu'on se réfère à cette culture pour des politiques
et pour des pratiques ?
- M. Haggai : L'urbanisation continue au Japon. L'autosuffisance alimentaire
au Japon est de 40%, donc le Japon repose sur le marché mondial. On a réduit
la production des rizières, on ne peut pas penser que l'agriculture se développe
dans les années à venir. Néanmoins, l'idéologie de la communauté de type rural
est très vivace, même en ville.
- J. Levy : Ma question est sur le niveau métropolitain. Un des éléments
importants de l'urbaphobie est empêcher les régions métropolitaines de se
gouverner. Où en est-on au Japon ?
- M. Hagai : La politique ne peut se faire concrètement que dans le
cadre administratif, c'est-à-dire que Tokyo est une des préfectures, avec
un gouverneur élu et qui a dans des nombreux cas pris des initiatives, par
exemple sur les restrictions concernant les émissions de gaz carbonique. La
coopération entre préfectures est une question à l'ordre de jour, un thème
débattu depuis plusieures années, la question est justement de dépasser l'échelle
des préfectures qui se regrouperaient dans des régions. De la même manière
qu'on a regroupé les municipalités, on regrouperait les préfectures, main
on en est encore au début de ce débat.