Discussion :
- A.Berque : C'est un peu surprenant de parler de l'armée en relation avec la ville. Effectivement,
dans l'encyclopédie de Diderot, la ville est une enceinte fermée, il y a d'abord la muraille. En Chine,
c'est le marché qui définit l'image de la ville.
- C. Espinosa : Vous avez évoqué l'idée de marché. L'armée apparaît aussi aux yeux de citadins comme utile.
Au fur et mesure de la recherche, j'ai été amenée à aborder cette question sur le rôle économique de l'armée
dans la ville ; celle-ci souhaite déverrouiller l'espace urbain. Donc elle veut l'aérer et en finir avec les
remparts … ; d'un autre coté elle veut maintenir la présence militaire dans la ville parce que les militaires
sont aussi une ressource pour la municipalité.
- B. Marchand : Il faut signaler deux différentes stratégies militaires. Pendant le 18ème siècle c'est la
guerre des villes, d'où les fortifications. Pendant le 19ème, c'est la guerre de mouvement, on attachait
beaucoup plus d'importances aux routes.
- C. Espinoza : Dans ce que vous dites, il y a une réactivation de
la place de la ville, mais je crois aussi qu'il y a une combinaison de deux.
Les militaires essayent de penser la ville en liaison avec le réseau de la
communication et en particulier avec le développement des chemins de fer.
Ils joueront un rôle important parce que le chemin de fer transporte les armées
jusqu'au lieu d'opération militaire. En France, c'était peut-être la chose
qui était le moins développée mais il existe des rapports sur cette combinaison
entre les villes, le rôle défensif des villes et leur articulation avec le
réseau ferroviaire… Sur ce que vous avez dit sur la capacité de manœuvre des
armées en campagne, c'est ce qui a fait réfléchir les militaires après 1815
sur la nécessité de transformer la logique défensive du territoire.
- M. M. Cluet : L'image négative que les militaires ont de la ville
est due à la manière dont ils l'utilisent ; elle est liée essentiellement
aux troubles qu'ils ont eux-mêmes provoqués. Je pense à la question du crime
par exemple. Pourquoi y a-t-il un problème du crime ? Parce qu'il y a tant
de militaires dans la ville. Pourquoi y a il tant de prostitution ? C'est
à cause d'eux. En fait ils ne font que résoudre ou chercher à résoudre des
problèmes qu'ils ont induits eux-mêmes. Plutôt qu'une image négative de la
ville chez les militaires, on a surtout une image négative des militaires
chez les citadins. Vous étudiez les deux aspects séparément mais on a vraiment
l'impression d'une combinaison entre les deux pôles.
- C. Espinosa : Vous avez raison, ils participent à la création de cette image et avec une certaine violence
au regard des citadins. L'image est effectivement circulaire.
- M. Cluet : Vous insistez beaucoup sur Strasbourg. Où existe ailleurs cette opposition
civil/militaire ?
- C. Espinosa : Je ne peux pas vous éclairer sur ce point. Simplement dire qu'il existe aussi
chez les militaires une vision des citadins assez péjorative : les militaires employaient le terme de
péquenots pour qualifier les citadins. C'est une expression française, alsacienne.
- M. Cluet : Donc, les militaires sont des Français et ils sont doublement
étrangers à la ville.
- C. Espinosa : Oui, dans les réformes qui ont été entreprises,
notamment les réformes de 1818, la logique était de casser la départementalisation
des armées, de faire que les troupes présentes dans les villes ne soient pas
originaires de ces villes, pour contribuer à renforcer l'identité nationale.
- M. Cluet : Est-ce qu'on parlerait de la même manière de Rennes ?
- C. Espinosa : Je ne peux pas vous dire, je n'ai pas travaillé sur Rennes. Mais si on prend par exemple
Brest, non, cela n'existe pas.
- R. Prud'homme : Vous parlez du rôle répressif de l'armée chez les citadins. Dans la première partie
de Lucien Leuwen, le jeune polytechnicien se trouve militaire à Nancy. Sa grande terreur est d'avoir à
tuer des ouvrier parce qu'il sait qu'on va l'envoyer pour cela. Il retourne à Paris chez son riche banquier
de père pour ne pas se trouver dans cette situation. Est-ce que c'est un cas unique du à un fantasme de
Stendhal ou bien est-ce que c'était en effet un problème majeur comme le disait Bernard Marchand.
- C. Espinosa : Effectivement, il y a une implication de l'armée dans
le maintien de l'ordre et dans les troubles politiques et sociaux. L'armée
est parfois chargée de réprimer certains mouvements. Ce fut le cas en 1827,
notamment à Paris, suite aux élections législatives où les députés libéraux
obtinrent un certain nombre de sièges. Dans certains quartiers, il y eut des
manifestations de joie face à cette victoire des libéraux. Devant ces manifestations,
le gouvernement craignit un débordement révolutionnaire. Il envoya l'armée
pour essayer de contrôler les manifestants, ce qui mécontenta encore plus
les libéraux. Il y eut des morts, des blessés lors d'affrontements entre civils
et militaires. Il n'y eut pas de négociation. Donc, il y avait une politique
répressive. Sur la participation de l'armée : elle n'était pas toujours unanime,
loin de là. Justement en 1815, l'une des grandes craintes du gouvernement
de la seconde restauration, c'était l'implication de l'armée. Parce que l'armée
partageait souvent certaines idées défendues, des idées libérales, républicaines.
Certaines unités étaient réticentes à intervenir contre les manifestants.
Ce fut le cas lors de la révolte à Lyon en 1831 : le 66ème régiment d'infanterie
commandé par le général Roger fut envoyé pour mater les manifestants ; il
y eut des défections dans l'unité, qui refusa de tirer sur les manifestants.
Cette image de l'armée comme élément de danger va petit à petit s'estomper.
L'armée aux yeux des gouvernements va retrouver une certaine faveur et va
devenir le garant de l'ordre… mais cela se fera progressivement.
- Y.Egal : Est-ce qu'il y a des références explicites sur les opérations de Haussmann et leurs raisons
militaires ?
- A. Fourcaut : L'armée commence à jouer un rôle particulier
à partir de la restauration de la république, à partir des années 1880. Ce
n'est pas le cas au cours du 19ème siècle.
- C. Espinosa : Ce n'est pas tellement l'aspect répressif, c'est plutôt
le maintien de l'ordre, l'effort pour réglementer quelque peu cet espace urbain
plutôt que l'aspect purement répressif comme à l'époque de Clémenceau ou d'autres
… mais cela commence à apparaître. Effectivement, il y a toujours eu une méfiance
vis-à-vis des cadres, des soldats.
- B. Marchand : Je voudrais revenir sur ce qu'a dit Yves Egal. Un discours d'Haussmann affirme que les
opérations d'urbanisme ont des raisons militaires. Moi, je n'y crois pas. Haussmann a sans doute utilisé
cet argument devant le Sénat pour obtenir l'autorisation d'emprunter de l'argent. Mais je n'y crois pas
parce que dès les débuts de la Commune, Thiers fit évacuer les casernes parisiennes au lieu de les
utiliser comme des points forts. Quand l'armée versaillaise progressa dans Paris, ce fut le long de
la Seine et des murs de fortification. Elle n'utilisa pas particulièrement les fameux boulevards
haussmanniens.
- C. Espinosa : Certains historiens remettent en cause cette idée que
l'un des objectifs premiers d'Haussmann aurait été d'abord une visée stratégique
en perçant les grands boulevards à Paris.
- B. Marchand : Les grands boulevards ont été construits pour faciliter le transport et pour créer de
la rente foncière.