Discussion :
- J-J. Helluin : Il y a des relations étroites entre l'urbaphobie et
la religion. La religion ayant un rôle beaucoup plus important dans la société
américaine, on peut penser que dans les deux cinémas on devrait observer cette
différence. Les séries télévisées qui ont des impacts considérables aux Etats-Unis,
comme la petite maison dans la prairie ou Smallville, montrent
la ville comme le lieu qui éloigne de la religion. Je ne pense pas qu'on retrouve
ce trait dans les séries françaises. Est-ce que dans la comparaison de deux
cinémas, vous observez la même différence?
- G-H. Laffont : Dans Metropolis, on trouve un rapport à la
religion et à Dieu très important. On y trouve l'exemple de la maison de Rotwang
: elle porte une croix qui est très difficile à voir. On y montre avec fascination
le rapport entre le créateur de la ville haute, qui serait un Dieu et celui
de la ville basse, qui n'est qu'un homme. La religion va sauver de cette destruction,
de cette machine qui est la ville : c'est justement par l'intermédiaire de
Dieu que tout le monde est sauvé. L'héroïne centrale, Maria, prêche comme
d'autres prophètes pouvaient le faire, dans des cavernes pour montrer aux
ouvrières qu'il y a un espoir. C'est la religion qui vient sauver l'homme
de la machine urbaine. Dans la science fiction américaine, on retrouve quelque
peu cela, mais d'une manière très ambiguë. C'est pourquoi que je trouvais
juste l'emploi des mots fascination, répulsion pour les représentations urbaines
dans le cinéma américain. Les vieux transcendantalistes comme Thoreau et Emerson
ont toujours essayé de montrer que la ville éloignait l'homme de Dieu et qu'il
fallait donc la combattre. C'est beaucoup plus discret dans le cinéma américain,
paradoxalement, alors que dans les séries télévisées, c'est toujours présent.
- B. Marchand : Je voudrais revenir sur le film de Fritz Lang. Il me
semble que la religion est très présente et de façons très différentes. Dans
les films américains, on trouve en général la religion puis " l'athéisme ".
En revanche dans Fritz Lang, c'est beaucoup plus politique. Il y a trois forces
: le capitaliste dans la ville haute, le libérateur qui est méchant et plus
ou moins bolchevique et puis la bonne libératrice qui enseigne dans les cavernes
et qui est chrétienne. C'est donc moins un conflit entre Dieu et l'athéisme
qu'un conflit entre le bolchevisme et le christianisme.
- G-H. Laffont : On s'est demandé à une certaine époque si Fritz Lang, dans Metropolis, n'était pas
antisémite parce que derrière l'endroit où l'on fabriquait les robots, se trouve la fameuse étoile juive
qui devait servir après de référence au nazisme. Dans la science fiction américaine, la ville, si souvent
mal aimée, est d'ordinaire l'œuvre d'un homme qui se présente volontairement comme un nouveau Dieu, et même
celui qui va la sauver est toujours un nouveau Dieu aussi.
- B. Marchand : C'est le thème faustien, mais avec, je crois, des différences. Metropolis est engagé au combat
politique : fascisme chrétien contre bolchevisme, alors que les films américain opposent plutôt Dieu et les
athées.
- G-H. Laffont : On trouve des critiques sociales, comme dans New York 97 ou dans Los Angeles 2013 de
John Carpenter où il caricature ce que pourrait donner l'évolution du pouvoir américain qui tient sa légitimité
à la fois de Dieu et des armes. Cela va dans le sens de Mike Davis mais dans une autre logique. On caricature
en montrant que si le système politique américain persiste dans cette référence perpétuelle à la religion,
à Dieu, le pouvoir en place en arrivera à pousser tous les exclus qui n'entrent pas dans le fameux cadre
américain, dans des prisons qui sont en fait des villes. On veut montrer que vous allez vivre dans ces villes
là, des lieux de perdition, contre la nature, contre Dieu. Ces films exposent toujours, il est vrai,
la dichotomie entre le bien et le mal.
- B. Marchand : Ce qui est frappant dans Metropolis, c'est que c'est un rappel à l'empire romain : on retrouve
l'exploitation des esclaves présentée d'une façon très chrétienne, puis, dans les catacombes, la prédiction,
la religion. C'est une reproduction de Rome.
- P-J Olagnier : En fait, la méchante femme bolchevique est un robot…
- B. Marchand : Donc artificielle, une création de l'homme. Votre remarque est très juste.
- P-J Olagnier : Il y a un double du Dieu chrétien, celui des catacombes
et puis une cathédrale dans la ville haute. Il y a un troisième Dieu, la science
et les techniques qui permettent l'organisation, le fonctionnement de cette
ville. Ce troisième Dieu est très laïc. Cette science, on la retrouve d'une
manière assez constante : par exemple, dans le film anglais La vie future.
Donc, trois Dieux : un Dieu chrétien, une espèce de Dieu laïc et aussi un
Dieu chef (comme dans 1984) qui réinvente l'histoire, controle la ville
mais qu'on ne voit jamais.
- G-H. Laffont : On le retrouve dans Bladerunner où le directeur de la Tyrell Coorparation est un Dieu :
spatialement il habite à un niveau largement supérieur à tout le monde et puis dans ses pratiques, dans la
mesure où il crée des individus, il est un Dieu.
- M. Gravari-Barbas : Vos choix montrent tous des villes de grande
hauteur. Est-ce qu'il y a des films de science-fiction sur la ville étalée
? Et que dites-vous des films d'horreur qui se passent dans les petites villes
ou dans la campagne ?
- G-H. Laffont : Je pense notamment au Mimic, où la ville elle-même est petit à petit infestée par des
horreurs qui effectivement, depuis Hitchcock, se passent dans des petites villes. Je pense aussi à Pleasantville
et à Truman Show, mais je ne sais s'il s'agit de science fonction. Là, on est dans la pavillonnaire, c'est
un étalement total. Dans Pleasantville, en noir et blanc, on montre un espèce de société idéale qui serait
restée figée dans les années 1950. Trumanshow, c'est une ville artificielle, mais qui est encore une fois
cet espèce d'idéal américain.
- P-J Olagnier : Les villes horizontales, il y en a peu. Il y a des villes planétaires, mais elles restent
verticales. On s'aperçoit que les films de science fiction qui s'intéressent à la ville correspondent plus à
ce qu'on appelle la fiction spéculative. La noeud du scénario est de faire découvrir aux spectateurs un
univers qui est non familier et de proposer une distance plus ou moins grande entre la ville qui est mise
en scène et celle dans laquelle les spectateurs vivent. Ce procédé de distanciation peut fonctionner de
différentes manières. Avec une toponymie qui rompt avec toute territorialité, c'est Metropolis, Alphaville.
Il peut également, pour représenter Los Angeles en 2013, utiliser une architecture inconnue, mais qui se
rapproche beaucoup d'un quartier connu qui a évolué énormément. Dans Alphaville, on a filmé la ville réelle :
Paris la nuit, les quartiers construits dans les années 1960, la maison de la radio, les HLM, les
grands ensembles...
- Y Egal : En tant que spectateur, je ne suis pas touché par ce genre de cinéma. Ceux qui vont voir ce genre
de films partagent l'urbaphobie de ces films. Falsifier la réalité est gênant.
- G-H. Laffont : On peut dire que ces films sont issus des chois subjectifs du réalisateur et juger cette
vision fortement subjective. C'est une première interprétation. Comment nous les spectateurs, allons-nous les
recevoir ? Que va-t-on chercher, trouver ? En effet, beaucoup de gens ne voient rien quand ils regardent
Bladerunner. Ce que je trouve intéressant dans ces représentations, c'est la possibilité de les
ré-interpréter.
- P-J Olagnier : Nous avons déterminé notre corpus à partir des auteurs connus, des films facilement trouvables.
Il est difficile de savoir quelle est la part de l'imaginaire des réalisateurs dans leur image de la ville :
ce sont des vrais auteurs. Les films de science fiction de série Z sont des objets de recherche beaucoup plus
intéressants. Ils permettent de faire une espèce d'état des lieux de l'image de la ville dans le contexte
socio-culturel.
- N. Mathieu : Je voudrais vous demander jusqu'où vous pouvez aller avec cette réflexion ? Pourquoi choisir la
science fiction ? Pourquoi ne pas interroger les représentations de la ville à travers le cinéma italien ?
Comment vous les situez dans un contexte social, entre les décideurs, les spectateurs etc. ? J'aurai bien aimé
pouvoir aller au fond, jusqu'à évaluer le statut du corpus.
- G-H. Laffont : J'ai travaillé sur le cinéma français romantique, le cinéma italien, le cinéma anglais… j'ai
essayé de mélanger les genres, mais la science fiction est vraiment un choix. Parce qu'il est abordable, on
peut se permettre de jouer plus facilement avec. Comme c'est une caricature, les éléments apparaissent clairement,
l'esprit en est plus frappant, alors que les autres films peuvent être beaucoup plus discrets ; je pense
aux films français des années 1960, style Tavernier.
- P-J Olagnier : Lisez Au delà de Bladerunner de Mike Davis, où l'auteur construit toute une pensée sur la
ville à travers ce film.