L'ouvrage de Gravier (5) contre Paris a été publié en 1947 par un petit éditeur, Le Portulan, dirigé par un ancien militant de l'Action Française, sans grand succès. Une seconde édition, en 1953, chez Flammarion, obtint en revanche une notoriété importante et durable. Le livre, réédité en 1958 puis, quelque peu expurgé, en 1972, est devenu la bible de l'Aménagement. La politique de la DATAR (Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action régionale), depuis 1963, s'en est inspirée. Les manuels et les cours de géographie l'ont cité favorablement pendant cinquante ans.
Curieusement, aucune critique de ce livre tant cité n'a été publiée pendant un demi-siècle. En 1999, une sociologue, Isabelle Provost (10), consacre sa thèse (Université d'Evry) à une critique sévère du texte. Elle demande pourquoi disperser la population et les activités sur le territoire serait préférable à leur regroupement en quelques centres. Il s'agit d'un postulat fondamental de Gravier et de bien des géographes, repris de Jean-Jacques Rousseau, qui ne semble pas avoir été jamais discuté. André Meynier (9) explique (page 85) ce désir d'occuper également l'espace par le rôle capital que joue la cartographie dans la recherche géographique : une activité concentrée en quelques points rendrait la carte inutile. Bernard Marchand en publie une première critique géographique (7) en 2001. L'Urbaphobie, c'est à dire l'hostilité envers la grande ville, devient un thème de recherche. Joelle Salomon consacre sa thèse à l'étude des critiques contre Lausanne, en Suisse (12). Un premier colloque est organisé sur ce sujet en mars 2007 par Françoise Bourillon à l'Université de Paris-XII-Créteil. Puis un colloque international de 10 jours, à Cerisy, sous la direction de Bernard Marchand et de Joelle Salomon, traite de La Ville Mal Aimée (Conférences et discussions disponibles sur ce site). Bernard Marchand publie en 2009 une étude (8) de l'Urbaphobie en France depuis Rousseau. Enfin, un choix de textes traitant ce sujet est publié en 2010 par Joelle Salomon et Bernard Marchand (13). Un premier bilan du graviérisme est désormais possible.
On reviendra ici seulement sur les points principaux : les textes sous référence (7, 8, 10, 12 et 13) entrent dans le détail. Gravier déteste la grande ville..Il accuse Paris d'avoir absorbé la population et la richesse françaises, d'avoir agi en parasite et, par sa croissance, ruiné la France : "Ainsi, dans tous les domaines, l'agglomération parisienne s'est comportée depuis 1850, non pas comme une métropole vivifiant son arrière-pays, mais comme un groupe "monopoleur" dévorant la substance nationale." (5, p 60).
L'ouvrage de Gravier a été marqué par son environnement : dans les années 1930/40, la grande crise de 1929 faisait croire que l'économie libérale était mourante ; le planisme, loué par Gravier, triomphait dans les pays fascistes et en Union Soviétique ; la France connaissait une gtrave dépression démographique ; un puissant mouvement conservateur, avec l'Action Française de Charles Maurras, voulait développer la vie provinciale et rurale. Gravier militait dans l'Action Française et s'engagea dans le régime du Maréchal Pétain comme éditeur du principal journal pétainiste : Idées. Il voulait lutter contre le matérialisme ambiant et se réjouissait : "On assiste à une poussée universelle vers le socialisme d'Etat, le planisme d'Etat, souvent conjugués avec une renaissance catholique et mystique."
La thèse de Gravier contient plusieurs contradictions : il souhaite, en particulier, un planificateur central fort et même brutal (déloger 2 millions de Parisiens …) pour décentraliser les activités et la population. C'est ainsi que l'Aménagement du Territoire a été dirigé pendant un demi-siècle par de hauts fonctionnaires de l'Etat installés à Paris qui tenaient peu compte des initiatives locales (4). Cette contradiction s'explique sans doute par l'engagement politique de Gravier dans le gouvernement du maréchal Pétain. Le régime de Vichy établit un pouvoir autoritaire et centralisé, quasi monarchique, qui prônait la décentralisation et l'autonomie des régions, jouant les campagnes, la terre, contre les grandes villes et l'industrie.
Toute la thèse de Gravier est fondée sur des hypothèses qu'il n'explicite pas et ne discute pas :
Plus grave, les critiques de Gravier contre Paris sont contraires, aujourd'hui, à la réalité. Copiant Rousseau ("Les villes sont le gouffre de l'espèce humaine. Au bout de quelques générations les races périssent ou dégénèrent; il faut les renouveler, et c'est toujours la campagne qui fournit à ce renouvellement....L'Emile, 1768,p 30) et les Physiocrates, il voyait dans la grande ville une structure mortifère, avec une faible natalité, une grande mortalité et qui ne survivait qu'en absorbant la population des provinces. Cette description était en partie exacte au XVIII° siècle, malheureusement fondée au XIX°, mais est devenue fausse dés le début du XX° avec les découvertes de Pasteur et la politique d'hygiène de la III° République. En 2006, l'Ile de France offrait le taux de natalité le plus élevé du pays (15,9 pour mille). La ville de Paris avait une natailté presque double (19,4) de celle de la France (10,5). La population parisienne a connu entre 2006 et 2012 la plus grande croissance naturelle (naissances - décès) avec un taux de 0,9. Sa croissance réelle a été un peu plus faible (0,5) à cause des migrations de Paris vers la province. En réalité, à l'échelle de la France depuis trente ans, la population du Nord-Est, qui se désindustrialise, glisse vers le sud-ouest et le sud, vers le soleil et la mer. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont connu le même phénomène bien avant et bien plus puissant, de l'industrial belt devenu le rust belt, vers le sun belt. L'aménagement du territoire, à peu près inexistant aux USA et au Royaume-Uni, n'y est pas pour grand chose.
Dans de nombreuses publications, des économistes comme Jane Jacobs (6), Roberto Camagni (1), Rémi Prud'homme (IUP, Université de Créteil), Laurent Davezies (3) (professeur au CNAM) ont rappelé que, dans la plupart des pays développés, le gros des biens et des services était produit dans quelques grandes agglomérations, le reste du territoire vivant de services à la personne et de subventions agricoles. Certes, on a parfois, à juste titre, fait remarquer que les grandes sociétés enregistraient à leur siège, dans les grandes villes, des valeurs produites en partie dans leurs usines de province. L'utilisation de la Valeur Ajoutée de l'INSEE évite ce biais. (tableau détaillé ici). En 2006, l'Ile-de-France, avec 18 % de la population, produit 30 % de la richesse française (Valeur Ajoutée). Les 4 régions contenant les principales agglomérations fournissent 52.6 % des biens et services (Idf : 30.35 %; Rhône-Alpes: 9.87 %; PACA : 7.17 %, Nord-PdC : 5.19 %), plus que les 18 autres régions ensemble. Si l'on ajoute la production des autres métropoles : Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse et Montpellier, on obtient plus de 80 % de la production nationale. Marie-Pierre Rousseau a montré (11) que la productivité de l'Ile-de-France dépassait de 25 % la productivité française. L'agriculture toute entière ne produit que 2,28 % de la Valeur Ajoutée totale.
Contrairement aux idées reçues, en grande partie sous l'influence de Gravier, l'Ile-de-France,
depuis plus d'un siècle, n'absorbe pas les richesses françaises mais au contraire subventionne les provinces. Sur 22 régions métropolitaines, en 1995, 19 recevaient de l'Etat (sous forme de dotations, de salaires de fonctionnaires, d'investissements, etc ...) plus qu'elles ne lui versaient (impôts, taxes, revenus du patrimoine, etc ...). L'Ile-France assurait 97 % de ces subventions. Ainsi, un ménage francilien moyen avec deux enfants envoyait cette année-là au reste de la France plus de 40 000 francs soit 6 600 euros. Ces versements ne changent guère d'une année à l'autre. Certes, la ville de Paris est riche, mais sur 12 millions d'habitants, la région en compte près de 10 millions dans sa périphérie, où logent les jeunes ménages qui ne peuvent habiter dans un centre trop cher, qui font des enfants, travaillent, payent des impôts et manquent cruellement d'équipements publics. La situation est inverse de celle que décrivait Gravier. |
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Voici les richesses (PIB : biens et services) produits par les départements français les plus et les moins productifs en 2005 (source : INSEE) :
PIB | total (en millions d'euros) | par habitant (en euros) | par emploi (en euros) | ||
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Hauts-de-Seine | 111 975 | 73 277 | 129 233 | ||
Paris | 164 214 | 75 439 | 99 799 | ||
Seine-Saint-Denis | 40 676 | 27 420 | 74 944 | ||
Val-de-Marne | 37 816 | 29 250 | 74 113 | ||
Val-d'Oise | 29 705 | 25 765 | 69 607 | ||
**** | **** | **** | **** | ||
Lozère | 1 599 | 20 889 | 52 008 | ||
Gers | 3 576 | 19 791 | 51 916 | ||
Creuse | 2 280 | 18 475 | 51 289 | ||
Nièvre | 4 398 | 19 769 | 51 066 | ||
Cantal | 2 943 | 19 652 | 48 741 | ||
----- | ----- | ----- | ----- | ||
Province | 1 207 635 | 24 301 | 63 138 | ||
France métropolitaine | 1 696 144 | 27 723 | 69 176 |
La concentration des sièges d'entreprises dans les Hauts-de-Seine et la Ville de Paris explique leur production particulièrement élevée. Il reste que les départements parisiens produisent beaucoup plus de biens et de services que les départements ruraux : la France profonde vit largement de subventions et de prix garantis. Le département de Seine-Saint-Denis (le 9-3 si décrié) est au 3ème rang pour la production de richesses par emploi et produit plus que la province par habitant, même en tenant compte de son fort taux de chômage.
L'analyse multi-variée de ces données démographiques et sociales produirait certainement une régionalisation intéressante de la France (Cf, par example, l'analyse des régions sociales de Pennsylvanie par Marie-France Ciceri, disponible sur ce site).